Les chats
(R. de Gourmont 1907)
Il y a des foyers sans chien surtout dans les villes; il y
en a très
peu sans chat. Tantôt le chat est considéré comme
un animal utile,
tantôt comme un animal agréable, tantôt comme un
véritable enfant de la
maison. A Paris, le chat n'a pas un maître et une
maîtresse, il a un
père et une mère. Hier, devant l'attitude hostile de son
chat, une femme
de lettres fort connue me disait avec un grand naturel : « Il n'y
a que
son père qui ait la permission de le caresser.» Le chien
aussi fait
partie de la famille, mais le chien d'appartement demande des soins
dont
se passe le chat, habile à faire lui-même sa toilette. La
supériorité du
chien, considéré comme «enfant», est qu'on
peut l'emmener avec soi à
la promenade. Comme les matrones romaines, le chat reste à la
maison, et
avec ses délicieuses griffes, il file, lui aussi, la laine des
tapis,
des fauteuils et des rideaux. Le chat n'est pas exigeant : de la chair
et de la chaleur ; mais il est indocile, volontaire et fort
égoïste.
Rivarol a décrit d'un mot le fond de son caractère :
« Le chat ne nous
caresse pas. Il se caresse à nous. » Cependant, il y a des
chats
affectueux ; quand ils sont très aimés, très
gâtés, ils manifestent
sinon de la reconnaissance, du moins de la prédilection. Comme
tous les
animaux, y compris l'homme, le chat est bien plus intelligent dans sa
jeunesse que dans son âge mûr. Pour lui inculquer les
bonnes manières
avec quelque succès, il faut commencer son éducation de
très bonne heure
; venue la puberté, le chat est indomptable et on le tuerait
plutôt que
de lui faire changer d'habitudes ; on peut apprendre au chien à
monter
la garde devant un poulet rôti ; pour le chat le mieux nourri,
gavé des
plus succulentes nourritures, une proie est toujours une proie et il ne
résistera pas à son désir. Un chat peut voler, et
manger, une pièce de
viande plus grosse que lui : le plus domestiqué, le plus
pomponné et
pouponné est resté un carnassier, une miniature de tigre.
Sans doute, on
apprend au chat à ne faire la guerre ni aux poissons rouges du
bocal, ni
aux serins de la cage, mais il ne faut pas s'y fier absolument : tout
au
fond de son coeur, il ne cesse de convoiter ces animaux trop
aimés, et il
ne résisterait peut-être pas à toutes les
occasions. Se souvient-on de
la jolie page de Théophile Gautier sur un chat et un perroquet ?
Resté
seul avec le perroquet, le chat, très intrigué, tourne
autour du
perchoir, se demandant : qu'est-ce que c'est que ce gros oiseau ?
Enfin,
il trouve la solution : Cela doit être, se dit-il, un poulet vert
!
Quand un chat de la maison a découvert que le perroquet de la
maison est
un poulet vert, le perroquet est bien malade. Cependant, le chat est
intelligent et, comme tel, il arrive souvent à comprendre les
lois
élémentaires de la solidarité. Les bêtes et
les gens vivant autour d'un
même foyer forment un clan, qui est immédiatement
respecté par le chien; le chat, quoique avec moins de bonne
volonté, accepte lui aussi, quand
il a été bien dressé, les lois du clan, et on le
voit jouer avec le
chien, son mortel ennemi, on le voit respecter les oiseaux de la maison
et sa bonté, trop souvent, s'étend jusqu'aux souris
familières.
Je pense aux chats, parce que l'on vient de publier la biographie d'un
chat. Que l'on ne rie pas, c'est la pure vérité. Le chat
s'appelle Tybert et le biographe du chat s'appelle M. Charles
Régismanset. Ce
petit livre, avec ses jolies images, m'a beaucoup amusé, et je
m'y suis
instruit aussi sur la psychologie du chat domestique, du chat
gâté, du «
chat-enfant ». Tybert, né à Paris, est fils d'un
chat de gouttière et
d'une chatte angora ; il est d'un noir brunâtre et ses oreilles
sont un
peu trop longues. Sa maîtresse, sa mère, veux-je dire, qui
l'adore,
l'emmène à la campagne et c'est là que ses
instincts se développent. Un
jour, tout petit encore, il découvre dans le jardin un oiseau
mort.
Aussitôt il se jette dessus et l'emporte « en grognant
comme un fauve ».
C'est là un bon trait de psychologie féline. Autre trait
: Tybert, qui,
dans la maison, aime à être caressé, ne se laisse
pas prendre quand il
joue dans le jardin ; là il est redevenu l'animal sauvage, pour
qui tout
autre animal est un ennemi. Voici qu'il réussit à
attraper une petite
musaraigne et, « deux heures durant il la fait sauter entre ses
pattes,
l'abandonnant, la laissant fuir, la reprenant, avant de la
dévorer. »
Une cruauté pareille, également inconsciente, se retrouve
chez l'enfant,
quand il coupe une mouche en morceaux, avec la même
curiosité amusée,
qui lui a fait briser un joujou mécanique. Les renards apportent
à leurs
petits des proies vivantes et leur apprennent à les
égorger ; les chats
agissent de même et tout le monde a vu une chatte mettre entre
les
pattes de son chaton une souris blessée. Livrés à
eux-mêmes, les petits
carnassiers mettent en pratique l'enseignement maternel ; mais
l'instinct suffirait peut-être à faire leur
éducation. Il y a beaucoup
de curieuses observations dans la première partie du livre de M.
Régismanset. J'aime aussi les chapitres où il est
parlé des relations de
Tybert « avec son père et sa mère », mais il
y avait là moins de choses
nouvelles à dire. Le chat, d'abord très
gâté, finit par devenir un
tyran. Il saccage la maison, il prohibe tout voyage, tout
déplacement un
peu long. On l'a ramené à Paris, les vacances finies ;
l'année suivante,
on l'emporte encore à la campagne, mais cette fois on l'y
laisse. Alors
il devient un chat à demi-sauvage, très coureur, et,
comme beaucoup de
ses pareils, il meurt dans une aventure amoureuse.
Les gens qui aiment les bêtes et qui leur parlent, s'imaginent
que les
bêtes les comprennent. Cela serait beaucoup. Ce que les animaux
domestiques comprennent surtout dans les paroles qu'on leur adresse,
c'est le ton de la voix, et ils distinguent parfaitement le ton de la
colère du ton de la caresse. Le chat n'est pas le mieux
doué sous ce
rapport : beaucoup de chats n'arrivent même pas à
répondre à leur nom,
inférieurs en cela aux chevaux et aux boeufs. Le cheval sait
associer
plusieurs de ses mouvements au son des paroles humaines ; un attelage
peut être mené à la voix, par un charretier qui a
le don du dressage. Le
chat comprend beaucoup mieux que les paroles, les mouvements et les
gestes ; il se plie facilement aux habitudes ; il est pour les repas
d'une fidèle ponctualité ; ses ruses, quand il s'agit de
son propre
intérêt, sont quelquefois curieuses. Pourtant, je crois
que
l'intelligence du chat est plutôt un air qu'une
réalité. Il est, en tout
cas, bien inférieur au chien. Le chien associe des idées
élémentaires
avec une sûreté merveilleuse. J'ai vu ceci à la
campagne : tantôt je
sortais de la maison avec une canne, tantôt sans canne. Dans le
premier
cas, le chien bondissait, partait aussitôt en avant, sûr
qu'il
s'agissait d'une promenade. Dans le second cas, il savait qu'il
n'était
question que d'un tour de jardin, et il ne bougeait pas. C'est de
l'intelligence. Les jeunes chiens dans leurs jeux sont presque aussi
curieux que les enfants. Ils savent parfaitement ce que c'est de gagner
ou de perdre, et, pas plus que les enfants, ou les hommes, ils n'aiment
à perdre. Ils n'aiment pas non plus à gagner toujours,
car alors ce
n'est plus un jeu, et ils ont le sens du jeu. J'ai connu un jeune
colley, nommé Diamant, qui me provoquait au jeu, inlassablement.
Dès
qu'il me voyait, il allait se munir d'un petit morceau de bois ; les
bûchettes à allumer le feu lui agréaient surtout ;
il en maintenait une
entre ses dents, en prenant bien soin de n'en mordre que
l'extrémité
pour me laisser une prise : alors on jouait à qui serait le plus
fort.
Quand il avait gagné plusieurs parties, il était
satisfait. Ce colley,
qui pourtant n'avait été soumis à aucun dressage,
était d'une
intelligence remarquable : il reconnaissait au pas, à l'odeur,
à je ne
sais quoi, un visiteur ami à travers la porte fermée, et,
longtemps
avant sa venue quotidienne à heure fixe, il manifestait une
réelle
impatience. Le chat ne va pas si loin. Son acte d'intelligence le plus
caractérisé est de savoir associer l'idée de
certains actes avec l'idée
d'homme. Le chat, comme le chien, sait que l'homme est un être
qui sait
ouvrir les portes, et il sait aussi comment il faut s'y prendre pour
décider l'homme à les ouvrir. C'est un commencement de
conversation.
L'intelligence des animaux, dégagée de la légende
et des mauvaises
observations, est bien intéressante à étudier.
Elle aide singulièrement
à mieux comprendre le mécanisme de l'intelligence des
hommes. A mon
avis, toute bonne psychologie humaine doit commencer par la psychologie
animale. Mais le vrai commencement débuterait, bien plus bas que
le
chien, le chat, ou même certains insectes, qui sont
déjà très haut dans
l'échelle intellectuelle. Un jeune savant d'un esprit
très curieux, M.
Georges Bohn, a osé faire des études sur la psychologie
des actinies,
humbles animaux marins, plus connus sous le nom d'anémones de
mer. Cela
a donné des résultats étonnants : dès qu'il
y a vie, il y a choix ; il y
a des rudiments de volonté. Mais ces travaux ne sont pas
à la portée de
tout le monde. Tout le monde, au contraire, devrait savoir observer un
animal domestique et prendre plaisir aux lueurs d'intelligence qui se
manifestent dans ses actes. M. Régismanset a donné dans
son Tybert
chat, en même temps qu'une agréable oeuvre littéraire, un bon exemple.
REMY DE GOURMONT