En feuilletant des Encyclopédies
(R. de Gourmont)
Rien ne démontre mieux que de telles publications (elles abondent en ce moment) l’inanité de l’étude ; rien n’est plus décourageant. D’abord il y a cinq ou six sciences, sinon toutes, dont la langue diffère du français usuel autant que le grec ou l’arabe. Arriver à connaître leur objet, leurs résultats généraux, c’est tout ce que peut espérer un profane. Autant dire que la science, pour le commun des hommes et pour l’élite elle-même, est matière de foi et non matière de connaissance. La culture scientifique est impossible. Mais il n’y a pas qu’une science, il y a plusieurs sciences irréductibles : autant de cultures différentes et même exclusives. Celles qui touchent aux lettres semblent plus abordables. Ce n’est qu’une apparence : l’histoire, la sociologie, la linguistique exigent de longues et patientes études de celui qui veut devenir maître d’une très petite partie de l’un de ces domaines. Quant à l’homme qui prétend et se renseigner sur toutes choses et "se tenir au courant" de tout, il s’aperçoit un jour qu’il ne sait rien et que le moindre article de dictionnaire est encore capable de lui apporter du nouveau. Est-ce à dire qu’il a perdu son temps ? Non, s’il a acquis au cours de son voyage une méthode d’ignorance. Savoir est négatif ; c’est connaître sa limite. L’ignorance naturelle et ingénue a la beauté de l’état de grâce et aussi les fragilités de l’innocence. L’ignorance acquise, si elle n’a pas conduit l’esprit au découragement, a pu le conduire au détachement. Comme c’est le gain le plus solide que puisse faire une intelligence au cours de sa brève évolution, l’étude a son intérêt et sa valeur. Elle nous apporte un peu de science et nous enseigne à ne point nous en prévaloir, à estimer ce que nous ne savons pas et à ne pas mésestimer ce que nous savons.
pp. 203-204