L'histoire de ma confrontation, à première vue
désespérée, avec Paul Lazarsfeld, dont on a peine à imaginer aujourd'hui
l'empire à la fois social et scientifique qu'il exerçait sur la sociologie
mondiale, a trouvé, pour moi, quelque chose comme un dénouement heureux en ce
jour de la fin des années soixante où il nous avait littéralement « convoqués
», Alain Darbel et moi, à l'hôtel des Ambassadeurs où i1 avait coutume de
descendre à l'occasion de ses missions de la Fondation Ford, pour nous dire ses
critiques du modèle mathématique de la fréquentation des musées que nous
venions de publier dans L'Amour de l'Art. Alors à l'apogée de sa
renommée, il était arrivé avec un exemplaire du livre grossièrement griffonné à
l'encre bleue et un gros cigare à la bouche, avait pointé non sans brutalité ce
qu'il donnait pour d'impardonnables erreurs. Il s'agissait chaque fois, comme n'aurait pas manqué de le voir un lecteur moins
persuadé de l'arriération de la science française, de coquilles grossières
introduites par un prote plus habitué à d'autres sortes de raffinements, et que
l'éditeur ne devait nous laisser corriger qu'à l'occasion de la deuxième
édition. Ces corrections accordées, Paul Lazarsfeld déclara avec quelque
solennité qu'ils n'avaient « jamais fait aussi bien aux États-Unis ». Mais il
se garda bien de l'écrire et continua à donner son investiture spirituelle à
Raymond Boudon, chef de comptoir français de sa multinationale scientifique.