La Līlāvatī s'inscrit dans la tradition savante de l'Inde, où la transmission orale joue un rôle fondamental. Le traité de Bhāskara devait être appris par cœur, avant toutes choses, par les disciples des commentateurs qui leur en faisaient un commentaire oral ; il faut avoir ce fait présent à l'esprit pour comprendre que le commentateur peut, parfois, s'appuyer sur une règle qui se trouve située après le passage qu'il commente.
La version écrite des commentaires reflète très fortement ce style oral et s'apparente parfois plus à des notes de cours qu'à un texte construit pour l'écrit : phrases réduites au minimum, voire elliptiques, explications très peu développées.
L'œuvre se présente comme une suite de règles suivies d'exemples pour chacune ; les commentaires adoptent la même présentation. On aura donc :
Un commentateur est avant tout un paṇḍit, un lettré, et sa formation embrasse tous les domaines de la culture et des sciences sanskrites indiennes, comme on le voit dans l'inscription faisant le panégyrique de Bhāskara. Ce qui fait qu'on peut dire qu'une œuvre mathématique et ses commentaires sont plus un traité sanskrit sur les mathématiques qu'un traité de mathématiques en sanskrit.
Le commentateur ne va donc pas seulement expliquer les règles
mathématiques et proposer des méthodes pour traiter les exercices, il
expliquera aussi le texte : ordre des mots, sens des mots,
construction grammaticale, etc.
Voici quelques exemples.
Ordre des mots. Le sanskrit est une langue comportant des déclinaisons ce qui donne plus de souplesse qu'en français pour placer les mots dans une phrase. Le cas utilisé indiquant la fonction grammaticale plus que la position parmi les autres mots, le poète ne se prive pas de la possibilité qui lui est donnée de composer son texte en fonction de l'effet recherché : rythmes, allitérations, contraintes de la métrique. Le commentateur répète souvent la règle, ou une partie de celle-ci, en prose, dans un ordre conforme à son style personnel et ajoute quelques mots de liaison ou des mots que le poète sous-entend.
Sens des mots. Les explications dans ce domaine sont
diverses. Le discours mathématique contemporain, avec son formalisme,
nous fait oublier que jusqu'à une date récente les mathématiques se
sont écrites en utilisant la langue courante (voir le cours de Laplace à l'école normale en 1795 sur
les opérations élémentaires). Une première explication sera pour
le commentateur de remplacer un mot par un synonyme ou par une
périphrase pour marquer, par exemple, qu'il s'agit d'un mot
technique. Par exemple, un mot comme
« résultat » peut être remplacer par :
somme, différence, produit ou quotient selon l'opération dont il
s'agit.
Dans le style extrêmement concis utilisé pour les règles, l'auteur se
sert souvent de pronoms et on peut trouver des expressions
comme : « on remplacera celui-ci par
celui-là » ; le commentateur précise alors ce qu'il
faut comprendre par « celui-ci » et par
« celui-là ».
Grammaire. Le sanskrit est la langue de la transmission
scientifique en Inde depuis des siècles. C'est une langue apprise
— une seconde langue en quelque sorte — par les
paṇḍits (lettrés) pour leur formation. On ne connaît pas de
groupement humain dont ce serait la langue ; son nom même ne
réfère à aucun peuple, comme le français, l'anglais ou
l'allemand ; saṃ-s-kṛ-ta signifie « mis
ensemble, apprêté ». Sa description linguistique a été
faite par Pāṇini, sans doute vers le ive siècle avant notre
ère commune, dans un ouvrage, l'Aṣṭādhyāyī (les huit
chapitres), que tous les paṇḍits apprennent par cœur. C'est un
ensemble de quelques 4 000 aphorismes (sūtra) qui
constituent une grammaire générative du sanskrit à laquelle les
commentateurs se réfèrent pour expliquer les constructions
grammaticales du texte qu'ils commentent.
Le sanskrit fait un usage immodéré de composés, c'est-à-dire de
groupements de mots réunis en un seul mot sans aucune relation
syntactique. Un composé peut être constitué de cinq à six mots, voire
plus, et pour l'expliquer, le commentateur le développera en
rétablissant les relations syntaxiques entre ses composants. On peut
donner une vague idée en français du procédé utilisé avec un composé
comme « chemin de fer de ceinture » (le français
forme souvent ses composés en utilisant la particule
« de »).
La glose ressemblerait à ceci : chemin voie de fer
fabriquée en métal de ceinture située à la périphérie.
Explications mathématiques. Si, selon la loi du commentaire, le paṇḍit donne des explications linguistiques analysant les constructions du texte qu'il commente, la majeure partie des explications est ici d'ordre mathématique. On peut voir essentiellement deux types d'explications : explications pratiques qui concernent le fonctionnement de la règle, sorte de modes d'emploi des formules et qui apparaissent, le plus souvent, deux fois : sous forme de généralités à la suite de l'exposition de la règle et sous forme d'application pratique au moment de traiter l'exemple qui se rapporte à la règle; et des justifications, upapatti, donnant des raisons à la règle, des preuves pourrait-on dire, mais qui sont très éloignées des démonstrations telles que nous les faisons aujourd'hui.
Voici comme exemple la règle de multiplication donnée dans la Līlāvatī suivi de l'exercice d'application commenté par un mathématicien du xve siècle, Gaṅgādhara. Cet exemple est suivi d'un autre exemple emprunté à un mathématicien du ixe ou xe siècle, Śrīdhara. Multiplication (ouvrir en plein écran, la barre d'espacement permet de faire défiler les diapositives).