Durant nos études, on nous apprend beaucoup de mathématiques et cependant assez peu sur les mathématiques. Résultat, les étudiant.e.s sont souvent laissé.e.s seul.e.s avec des questions non-techniques et néanmoins très importantes telles que: Pourquoi et comment fait-on des mathématiques dans le monde universitaire ? Est-ce "juste", est-ce "bon" ? Est-ce vain ?
Ce ne sont pas des interrogations sur la nature des objets mathématiques ou le sens profond de la "vérité", quoique de tels problèmes puissent être également fascinants et obsédants. Je fais plutôt référence à des questions concrètes concernant la pratique professionnelle des mathématiques, sa justification (pourquoi la société devrait-elle financer de tels travaux ?), ses implications, le sens que cela peut avoir pour chacun.e en tant qu'individu aux prises avec la finitude, en tant qu'agent politique, qu'être poétique etc. Pour faire un mot, on pourrait dire qu'il s'agit d'une préoccupation existentielle plutôt qu'essentielle.
Mon but ici est simplement de rassembler textes, interviews, et autres pamphlets que je trouve intéressants à ce sujet sans pour autant adhérer à toutes les thèses développées.
Les remarques et suggestions sont bienvenues !

I believe it to be a fairly common experience among math students that one is taught a lot of mathematics yet very little on mathematics. As a result, students are often left alone with non-technical, and yet very important questions such as: Why and how do we do mathematics in academia? Is it just/rightful? Is it vain?
Those are not musings about the nature of mathematical objects or the meaning of "truth", although such problems can also be interesting and daunting. Rather, I'm referring to concrete questions about the practice of mathematics as a profession, its justification (why should society pay for it?), its implication, the meaning that such an activity can have for oneself as a human with finite lifetime, as a political and poetical being, etc. One could say that it is an existential more than an essential concern.
The goal here is simply to gather texts, interviews, opinions etc. that I find interesting in that regard. Some are commented, some are in French, some are translated.
If you have suggestions or comments, please let me know!

A. Grothendieck "Allons-nous continuer la recherche scientifique ?"

The transcriptions of this talk, and of the debate that followed, can be easily found, in the original French version. A copy is here. It is, surprinsingly, and interestingly, very difficult to find a translation in English, this is the best I could find, and the quality is poor. There is an audio recording on the website of CERN.

This is a provocative, fascinating talk. Not because of some argument from authority (“Grothendieck is a genius scientist hence what he says about science is true"), but because Grothendieck speaks from an extremely privileged position: his questioning of science cannot be suspected of bitterness or resentment. It is also good to keep in mind that, despite his claim, and even though he progressively separates himself from the scientific community, Grothendieck does not stop research for good in the early 70's - "La longue marche" and "Esquisse d'un programme" are produced a decade later.

Here a few quotes that I find particularly striking:

Je me suis aperçu avec stupéfaction que pour la plupart des scientifiques, la recherche scientifique était ressentie comme une contrainte, comme une servitude.
I realized with stupefaction that, for most scientists, scientific research was felt as a constraint, as a form of servitude.

Dans ces conditions, pour un grand nombre de scientifiques, certainement pour l’écrasante majorité, à l’exception véritablement de quelques-uns qui ont la chance d’avoir, disons, un don exceptionnel ou d’être dans une position sociale et une disposition d’esprit qui leur permettent de s’affranchir de ces sentiments de contrainte, pour la plupart la recherche scientifique est une véritable contrainte qui tue le plaisir que l’on peut avoir à l’effectuer.
In these conditions, for many scientists, certainly for the overwhelming majority of them, except really a few of them who are blessed with, let's say, an exceptional gift, or who possess a social status and a mindset allowing them to break free from these feelings of constraint, for most scientists, research is a constraint that kills the pleasure one could have doing it.

Ceci concernant le plaisir que nous prenons à faire de la recherche scientifique. Je crois qu’il peut y avoir plaisir, mais je suis arrivé à la conclusion que le plaisir des uns, le plaisir des gens haut placés, le plaisir des brillants, se fait aux dépens d’une répression véritable vis-à-vis du scientifique moyen.
That's about the pleasure that we take doing scientific research. I believe there can be pleasure, but I reached the conclusion that the pleasures of a few, high-ranked ones, the pleasure of the bright ones, happens at the price of a true repression of the average scientist.

En fait, jusqu'à présent, l'activité, la vie que j'aie eue, je la considérais tout à fait digne d'être vécue. J'avais le sentiment d'un certain type d'épanouissement personnel qui me satisfaisait. Maintenant, avec un certain recul d'ailleurs, j'envisage ma vie passée sous un jour très différent : en ce sens que je me rends compte que cet épanouissement était, en même temps, une mutilation. En effet, il s'agit d'une activité extrêmement intense, mais dans une direction excessivement étroite. (...) Et je me rends compte que l’épanouissement que j’ai pu réaliser dans une direction très limitée se faisait au dépends des possibilités d’épanouissement d’autres personnes. Si certaines personnes se sont trouvées sous une pression psychologique si forte qu’elles en sont parfois venues au suicide, c’est bien à cause d’un consensus dominant qui faisait que la valeur de la personne était jugée, par exemple, d’après sa virtuosité technique à démontrer des théorèmes, c’est-à-dire à effectuer des opérations excessivement spécialisées — alors que, précisément, tout le reste de la personne était complètement laissée dans l’ombre.
In fact, until recently, the activity, the life I had, I used to consider it totally worth living. I had the feeling of some sort of personal development that satisfied me. Now, with some distance, I look at my past life under a completely different light, in the sense that I realize that this development was, at the same time, a mutilation. Indeed, it is a very intense activity, but in an excessively narrow direction. (...) And I realize that the development that I was able to lead in a very limited direction was detrimental to the potential development of other persons. If certain persons have ended up under a psychological pressure so strong that some of them commited suicide, it is because of some dominant consensus stating that the person's value was judged, for example, by their technical virtuosity and ability to prove theorems, that is to say, to accomplish excessively specialized tasks - while precisely everything else from this person was overshadowed.

Lorsque nos cités, par exemple, s’écrouleront, lorsque personne ne payera plus les salaires qui nous permettent, grâce à une activité scientifique ésotérique, d’aller acheter les provisions dont nous avons besoin dans les magasins, d’acheter des habits, de payer nos loyers, etc. — et alors même que nous aurions l’argent, cet argent ne nous servirait à rien parce que la nourriture, il nous faudra l’arracher de la terre par nos propres moyens, parce qu’il n’y en aura plus assez — , à ce moment là, les motivations pour étudier les particules élémentaires disparaîtront entièrement.

When our cities, for example, will collapse, when no one will pay the salaries that allow us, with some esoterical scientific activity, to buy our groceries, our clothes, to pay rent etc. - and, even if we had money, this money would be useless because one would need to harvest food by their own means, at this moment, the motivations for the study of elementary particles will vanish entirely.

R. Godement : Mathématiciens (purs) ou putains (respectueuses)? Also known under the more polite title "Réponse à une invitation", this text was one my first encounter with Godement's political standpoints. The letter is a vehement critique of the funding of scientific conferences by military institutions (here, a summer school on modular functions, financed by NATO). Many other "critical" texts of Godement are available on his webpage. This is my favorite quote (note that the last "punchline" is more politically correct than the title).

il m'est difficile de croire que les mathématiciens distingués que vous invitez, qui disposent presque tous de confortables salaires réguliers, ne pourraient pas séjourner une semaine à leurs propres frais dans un hôtel européen, au besoin de second ordre; ou qu'ils font preuve d'un intérêt si mince pour le sujet qui est censé les fasciner, les fonctions modulaires, qu'ils rejetteraient d'emblée l'idée de dépenser une modeste somme d'argent afin d'être en mesure de se rencontrer pendant deux semaines (ne prennent-ils pas de vacances ?). Sommes-nous animés par la prétendue “ éthique de la connaissance ” comme le soutiennent tant de scientifiques, ou par un sens dénaturé de notre dignité qui nous conduirait à ne faire de mathématiques que si l'on nous paie intégralement nos frais de voyage, et de séjour dans un décor bourgeois, même si cela signifie qu'il faut mendier de l'argent à des organisations militaires qui ont tant fait afin de discréditer la science aux yeux de tant de gens ? Pouvez-vous imaginer Van Gogh disant qu'il ne peut pas peindre aussi longtemps qu'il n'obtiendra pas d'argent de l'OTAN? Sommes-nous des intellectuels, ou des voyageurs de commerce?
It is hard for me to believe that the distinguished mathematicians that you are inviting, almost all of whom gain comfortable salaries, could not stay for a week, out of their own pocket, in a European hotel - if needed, a second-tier one - or that they have so little interest for the topic that is supposed to fascinate them, namely modular functions, that they would not even think about spending a modest sum in order to meet each other for two weeks (don't they ever go on vacations?). Are we driven by the so-called "ethics of knowledge", as so many scientists claim to be, or by some denatured sense of our own dignity that would lead us to not do mathematics unless we are integrally reimbursed for our travel expenses, and for bourgeois accommodation, even if that means begging money from military organizations who have done so much to discredit science in the eyes of so many people? Could you imagine Van Gogh declaring that he cannot paint unless he gets funding from NATO? Are we intellectuals, or travel salesmen?

Autres textes de Godement Je recommande la lecture de la préface du tome 1, qui est à la fois instructive, provocante et profondément émouvante (ce qui est rare pour un cours d'analyse !). La (très longue !) post-face au tome 2 est aussi intéressante, version française, english version.
Jean Dieudonné et "l'honneur de l'esprit humain" Le passage de J.Dieudonné sur le plateau d'Apostrophes, face à Pivot (so very French...). Je ne suis pas très sensible à la vision des maths que promeut Dieudonné, mais le plus remarquable ici est l'attitude de Pivot qui me semble consternante et typique des fameuses "Two cultures" (voir Wikipédia).
Alphonse Rebière : "Mathématiques et Mathématiciens" Ce livre fascinant est disponible sur Gallica. Il date de la fin du 19eme siècle et contient une foule d'anecdotes, aphorismes, citations, éléments biographiques... Voilà un long passage qui m'interpelle :

Les mathématiques sont une forte école de logique appliquée: elles nous forment indirectement à bien raisonner sur d'autres sujets que les nombres et les lignes.
Vous aimez, vous voulez le vrai; il importe que vous soyez pénétrés de la méthode à l'aide de laquelle on le découvre et on l'établit. Cette méthode est la même, qu'il s'agisse des plus hautes spéculations ou des questions de la vie ordinaire; ce n'est pas le syllogisme presque exclusivement détaillé jadis: il condamne la déduction lorsqu'elle est fautive, mais il n'apprend pas à la mettre en mouvement, pour augmenter la connaissance. La méthode générale, c'est l'analyse, non pas l'insuffisante analyse de Condillac, qui se borne à décomposer le tout en ses parties pour le mieux étudier, mais cette analyse plus large et plus féconde que les Anciens nous ont transmise.
Chaque fois que l'esprit veut chercher ou prouver, il substitue à plusieurs reprises à la chose en question une chose dont elle est la conséquence jusqu'à ce qu'il arrive à une chose connue. Le succès dépend du choix des relais; c'est un art précieux, dit Leibniz, que celui de s'aviser quand il faut de ce qu'on sait. On peut ainsi définir rapidement l'analyse pour la rappeler à ceux qui la connaissent, mais une pratique longue et attentive est seule capable d'en faire une habitude aisée et définitive.
Les mathématiques, par la clarté et le petit nombre des données primitives,—car là non plus on ne définit pas tout et on ne prouve pas tout,—les mathématiques fournissent la première application, l'application commode, je dirai même indispensable de l'analyse. Platon écrivant sur la porte de son école: «que nul n'entre ici s'il n'est géomètre», déclarait incapable d'aborder les questions philosophiques ceux qui n'avaient pas d'abord appris à raisonner en géométrie.
On admet au début quelques notions, quelques propositions qui brillent par elles-mêmes et c'est avec elles seules que toute la science se fait. Nous devons ainsi à Euclide et à ses successeurs une trame serrée de vérités utiles ou curieuses, enchaînées dans un bel ordre. Mais ce n'est pas assez de comprendre la doctrine des maîtres, il faut pouvoir y rattacher vous-mêmes les problèmes nouveaux et découvrir aussi à votre tour: voilà pourquoi on soumet à vos efforts des exercices mathématiques nombreux et gradués. D'une part, vous apprenez, par la démonstration des théorèmes et la vérification des problèmes, à tirer d'un principe ses conséquences, et de l'autre vous apprenez, par l'invention des problèmes et par l'exposition des théorèmes,—lorsque le professeur cherche devant vous,—à rattacher un fait particulier aux principes d'où il découle. Plus tard, je le crains et je m'y résigne, vous oublierez le détail de Legendre et vos propres travaux, mais toute cette géométrie aura aiguisé votre esprit, vous serez experts sur tout sujet à dégager d'une idée ce qu'elle contient, à substituer à une question d'autres questions plus aisées, à avancer vers la solution. Cette solution, vous ne l'atteindrez pas toujours, mais vous aurez d'autant plus de chances de l'atteindre que vous serez mieux dressés à chercher, à chercher patiemment, méthodiquement. Tout au moins, vous n'humilierez pas la raison, en tirant le faux du vrai.
Presque toujours et quel que soit l'objet qui vous occupe, vous aurez recours à une analyse progressive, tenace, prudente qui vous préservera des aventures. Il ne faut pas cependant bannir de la recherche, dans les sciences et ailleurs, une certaine hardiesse, l'audace même. Parfois l'inventeur, heureusement inspiré, court vers le but et l'atteint en sautant les intermédiaires. Mais il doit ensuite serrer la chaîne logique, autrement sa découverte ne serait définitive, ni pour les autres ni pour lui-même.
Trois groupes d'esprits ne méritent pas qu'on leur livre des vérités. Les premiers n'en font aucun usage, ils sont inertes, ils ne vont jamais en avant, ce sont des enfants trop faibles pour marcher seuls. Les seconds croyant raisonner rencontrent l'erreur, ils marchent, mais, hélas! c'est pour tomber souvent. Les troisièmes ne sont plus à plaindre mais à flétrir, ils faussent le vrai de parti pris, ce sont des sophistes, ils connaissent la route, mais ils suivent les chemins tortueux qui les mènent où leur passion veut. Une consciencieuse fréquentation des sciences vous évitera d'être classés dans ces catégories: vous saurez et vous voudrez marcher seuls et marcher droit.
Vous repousserez non seulement le faux, mais encore l'incomplet, l'approximatif, le vague qui nous envahissent. Voilà l'ennemi de tous les jours, ennemi fuyant, insaisissable. Que d'assertions qui ne sont pour ainsi dire, ni vraies ni fausses, que de pensées à peine ébauchées, échappant par là même à la réfutation! La faute en est aux hommes seulement littéraires, sans lest scientifique, ils sont frivoles et vains, ils dissertent avec facilité sur ce qu'ils ignorent. Vous vous tairez, lorsque vous n'aurez rien à dire; mais lorsque vous parlerez, lorsque vous écrirez, ce sera judicieusement, fermement, «chaque mot signifiera».
J'ai jusqu'ici supposé expressément des principes faciles, clairs et certains, comme le sont ceux des sciences formées, mais, dans beaucoup de spéculations, on n'a pas cette commodité. De là un péril grave contre lequel vous vous tiendrez en garde. Les esprits rigoureux, qui sont mal partis, avancent héroïquement en ligne droite; sûrs de leurs déductions, ils sont d'une ténacité déplorable, ils proclament, ils imposent leurs conclusions telles quelles, comme des dogmes. Un historien irrité est allé jusqu'à accuser les hommes de science des malheurs de la patrie vers la fin du siècle dernier. Vous vous arrêterez donc dès le seuil,—c'est absolument indispensable,—vous vous arrêterez longtemps sur les idées et les assertions fondamentales, et vous ferez porter directement sur elles tout l'effort de votre attention. Cette étude intrinsèque des principes est souvent compliquée, quelquefois impuissante, mais malheur à qui la néglige. Il n'y a presque rien à dire de général sur cette étude; elle dépend de la justesse, de la force, de la finesse native ou acquise de l'esprit; mais elle dépend surtout de la nature des questions: vous invoquerez tantôt des axiomes, tantôt l'observation, cette grande maîtresse, tantôt des conventions, tantôt des hypothèses. Quoi qu'il en soit, n'oubliez jamais que, tant valent les prémisses, tant valent les déductions; pesez de votre mieux ces prémisses, et si elles sont seulement probables, recevez aussi comme seulement probable tout ce que vous en tirerez. Le raisonnement garde dans tous les cas sa valeur relative, et, au pis aller, vous aurez cette consolation de ne pas ajouter à l'imperfection des données.
Le domaine de la pure raison est vaste et soumis à des règles absolues, mais il y a à côté des domaines plus libres. Vous ne serez pas positif toujours et quand même, vous ne traiterez pas avec une rigueur trop grande des sujets qui ne comportent pas cette rigueur. Je veux parler d'abord des études dont les éléments sont trop complexes: la politique, une fois d'accord avec la morale, doit être flexible et tenir grand compte des races, des mœurs, des traditions; la médecine s'occupe de la matière animée que les lois physiques ordinaires ne régissent pas seules, elle varie ses prescriptions d'après le tempérament et l'esprit du malade; le droit lui-même laisse beaucoup à l'appréciation du juge, parce que nos codes, malgré leur étendue, ne peuvent pas prévoir tous les cas, toutes les circonstances. Je veux parler en second lieu des questions toutes de nuance et d'impression personnelle: de certains sentiments qui naissent et grandissent mystérieusement dans l'âme, de l'art qui choisit et épure les belles réalités, du goût individuel, de la poésie. Il faut laisser en paix l'humanité, croire, espérer, rêver. N'allez pas criant à tout propos et hors de propos: Pourquoi cela? Qu'est-ce que cela prouve? Mot de je ne sais quel mathématicien après la lecture de l'Iphigénie de Racine. Lorsque votre imagination s'éveille, laissez-la voler à sa fantaisie. Ne prenez pas de grosses balances pour peser des toiles d'araignée.
Ces idées dont j'ai fait deux classes et qui, pour des motifs différents, échappent à la déduction formelle, ont leur grande importance, leur irrésistible attrait; vous vous garderez de les dédaigner, comme incertaines ou futiles. Pascal a tort d'affirmer que «ce qui passe la géométrie nous surpasse.»
Quelques-uns ont une estime outrée, exclusive, pour la forme du raisonnement en mathématiques, forme concise, sèche, nerveuse et tout à fait déplacée dans beaucoup de questions susceptibles pourtant de précision. Du reste, la rigueur est dans le fond même du raisonnement, et, s'il est faible, vous aurez beau le couper de conjonctions et lui donner un faux dehors scientifique. Spinosa ne fortifie guère sa philosophie en la disposant par théorèmes et par corollaires, il rend seulement son accès plus difficile. N'imitez pas ces formalistes impitoyables qui distinguent, divisent, subdivisent et arrivent parfois à sacrifier le fond à la forme et à quelle forme! Ils font comprendre ce vers paradoxal: Et le raisonnement en bannit la raison.
Vous voilerez cet appareil et vous craindrez de compromettre une bonne cause par une argumentation peut-être exacte mais raide, hérissée, rebutante. Il convient, dans la vie, de varier, de délayer un peu les preuves, de les fleurir discrètement, enfin d'avoir raison avec un certain agrément. Il est un autre travers du même genre, mais plus spécial. C'est celui d'invoquer le secours de l'Algèbre, de ses signes et de ses équations, là où elle n'a rien à voir. Ne s'est-on pas avisé de traiter algébriquement l'économie politique? Pour qu'un problème puisse être mis en équation, il faut que ses données soient d'une simplicité, d'une netteté bien rares. Presque toujours les nombreuses équations de condition, alors qu'on pourrait les écrire, embarrasseraient le calcul qui se traînerait péniblement. N'oubliez pas d'ailleurs que le calcul n'est qu'un instrument, il ne facilite pas l'analyse par une vertu propre, il ne dirige pas l'esprit, il doit être dirigé par lui. Cet instrument ne travaille que quelques matières, mais alors que vous pourriez lui soumettre des conceptions peu précises qu'il aiderait à déployer, il ne leur donnerait aucune consistance.
En résumé, les mathématiques, par leurs types excellents d'analyse, nous apprennent, suivant l'expression de Descartes, «à conduire par ordre nos pensées» et nous préparent ainsi aux divers travaux de l'esprit et aux affaires de la vie, parce que l'analyse sert partout.
Il y a cependant quelques périls, quelques abus à signaler: l'adhésion trop confiante aux principes, le traitement trop rigoureux de certains sujets, un goût trop prononcé pour la forme du raisonnement géométrique et pour la mise en formules.

Paul Lockhart: "A mathematician's lament" Un texte assez classique et amusant. Quelques citations :

The first thing to understand is that mathematics is an art.
Part of the problem is that nobody has the faintest idea what it is that mathematicians do.
the fact is that there is nothing as dreamy and poetic, nothing as radical, subversive, and psychedelic, as mathematics.
At no time are students let in on the secret that mathematics, like any literature, is created by human beings for their own amusement; that works of mathematics are subject to critical appraisal; that one can have and develop mathematical taste.

Il imagine ensuite un dialogue "à la Galilée" entre deux personnages, Simplicio et Salviati :

Simplicio: Are you really trying to claim that mathematics offers no useful or practical applications to society?
Salviati: Of course not. I’m merely suggesting that just because something happens to have practical consequences, doesn’t mean that’s what it is about. Music can lead armies into battle, but that’s not why people write symphonies. Michelangelo decorated a ceiling, but I’m sure he had loftier things on his mind.
(...)
I don’t see how it’s doing society any good to have its members walking around with vague memories of algebraic formulas and geometric diagrams, and clear memories of hating them.
(...)
Simplicio: So you would remove mathematics from the school curriculum?
Salviati: The mathematics has already been removed! The only question is what to do with the vapid, hollow shell that remains. Of course I would prefer to replace it with an active and joyful engagement with mathematical ideas.
(...) To do mathematics is to engage in an act of discovery and conjecture, intuition and inspiration; to be in a state of confusion— not because it makes no sense to you, but because you gave it sense and you still don’t understand what your creation is up to; to have a breakthrough idea; to be frustrated as an artist; to be awed and overwhelmed by an almost painful beauty; to be alive, damn it.
(...) We don’t need to bend over backwards to give mathematics relevance. It has relevance in the same way that any art does: that of being a meaningful human experience.

Diverses sources